Baudelaire, Apollinaire, Proust se sont assurément distingués par leur plume, mais se souvient-on de leurs coups de crayon ? Car nombre de grands écrivains ont pratiqué le dessin, du griffonnage à l’étude anatomique, du croquis topographique au portrait. Pour certains ce fut une expérience marginale, pour d’autres l’expression d’une seconde vitalité.
Si le poète et chanteur Allain Leprest, promu « Rimbaud à la voix de clope », fut surtout célébré en tant que parolier de Ferrat, Gréco, Nougaro ou Higelin, une partie de son œuvre resta néanmoins méconnue du grand public. Entendez... ses travaux graphiques. À leur propos, le barde d’Ivry-sur Seine déclarait : « Il arrive quand on écrit des chansons, qu’on n’ait plus rien à dire. Et on s’aperçoit que des formes, des couleurs, etc. arrivent à mastiquer tout ça. »
Le fruit de cette pratique substitutive fut révélée après le décès du poète en 2011, lorsque ses proches mirent au jour plus de cent cinquante croquis, esquisses et peintures. La cinquantaine d’oeuvres que nous présentons ici ont été réalisées au gré des circonstances de la vie de l’artiste. Elles sont un témoignage vivant des humeurs et des inclinations de celui-ci et doivent être appréhendées à l’aune de ses créations musicales.
Si Allain Leprest semblait s’accommoder de tous les types de supports - serviettes en papier, feuilles d’écolier, Canson à grain, etc. - pour assouvir ses aspirations graphiques et si les motifs semblent jetés spontanément sur le medium, il ne faut toutefois pas se fier aux apparences. L’oeuvre est moins spontanée ou improvisée qu’elle n’y paraît. Le goût pour les images, les couleurs, le rythme et l’harmonie patiemment affiné par le parolier-musicien au fil de son existence trouve sur le papier ou sur la toile un nouveau support d’expression.
Par ailleurs, comme l’attestent les textes de ses chansons, Leprest multipliait les allusions et les citations picturales et de loin en loin, dans ses dessins nous retrouvons la trace stylistique de grands artistes du XXe siècle. Le travail d’épuration des lignes, des formes et des couleurs de Modigliani ou de Cocteau (Muse endormie, Le dernier tango) ; la géométrie bigarrée de Klee (Une ville construite à l’envers, Fertilité) ; la construction par plans-facettes du Picasso cubiste (Dragues 1) ou l’usage de la couleur pure propre aux Fauves (La chasseuse). Deux autres ressources plastiques - qui alimenteront l’art du XXe siècle occidental - semblent trouver grâce aux yeux du poète-parolier. En premier lieu, l’art traditionnel africain (Ma vie n’est qu’un brouillon...) aux formes pures et rythmées ; mais plus encore, la bande-dessinée (Marie ! Henri ?), dont notre artiste reprend les schémas narratifs et la technique la « ligne claire ».
À l’image d’un « Gainsbourg s’identifiant à Gainsborough » (dixit Alain Plage, Les Archives d’Alain Leprest, éd. Non-retour, 2022),d’un CharlElie Couture, d’un Henri Guédon ou d’un Daniel Humair prolongeant leur création musicale dans leur travail pictural, il semble que pour Allain Leprest, la vie des formes n’ait pas de frontières.
Christophe Lointier & Patrick Frémeaux
La Galerie Frémeaux & Associés remercie François Lemonnier, Gérard Pierron, Denis Dupas,Fantine Leprest et Didier Robert-Pascalis, sans lesquels cette exposition n’aurait pas vu le jour.
